Incertitude politique et risque souverain

Par

Christophe Blot

François Geerolf

Mathieu Plane

L’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron le 9 juin a ouvert une période d’incertitude politique qui s’est traduite sur les marchés par une hausse de l’écart de taux entre la France et l’Allemagne.

Graphique 1. Les écarts de taux longs italiens et français vis-à-vis du taux allemand

1 L’Obligation assimilable du Trésor est le titre de dette de référence émis par l’État français pour des maturités allant de 2 à 50 ans.

2 Les taux avaient même baissé les jours suivants l’annonce alors qu’ils restaient stables en Allemagne.

Entre le 7 et le 19 juin, le rendement de l’OAT1 française à 10 ans a augmenté de 0,1 point tandis que celui de l’obligation allemande pour une même maturité baissait de 0,2 point. La hausse du spread (graphique 1), qui mesure l’écart entre ces deux taux, montre une vraie réaction des marchés. Même si elle reste modérée pour le moment, elle reflète l’incertitude quant aux perspectives économiques et budgétaires de la France après les élections législatives du 30 juin et du 7 juillet, mais aussi l’attitude du futur gouvernement à l’égard de l’Union européenne. Comparativement, la dégradation de la note de la France par l’agence de notation S&P le 31 mai 2024 ne s’était pas traduite par un mouvement notable des taux2.

Une hausse durable des taux d’intérêt pourrait compliquer l’équation budgétaire du prochain gouvernement. C’est pourquoi il peut être intéressant d’avoir un ordre de grandeur sur les effets potentiels d’une incertitude prolongée sur les taux d’intérêt. À cet égard, la situation de l’Italie au printemps 2018 apporte un éclairage intéressant. À l’issue des élections législatives du 4 mars 2018, qui n’avaient pas permis de dégager une majorité au Parlement italien, les partis politiques italiens ont engagé des négociations en vue de former une coalition. Alors que le résultat des élections n’avait pas provoqué de mouvements importants sur le taux italien, la perspective puis la formation d’un gouvernement regroupant deux partis – le mouvement 5 étoiles et la Ligue du Nord – sceptiques quant aux institutions et règles budgétaires européennes a ouvert une période de tensions sur le marché de la dette souveraine italienne à partir de mi-mai 2018. En quelques jours, le spread italien est passé de 1,3 point à 2,8 points faisant resurgir les craintes d’une crise de la dette européenne même si la hausse fut bien moindre qu’entre 2011 et 2012 (graphique 1). Alors que le taux allemand baissait de 0,35 point, le taux italien augmentait de 1,05 point. Pour autant, malgré les recommandations de la Commission européenne, le gouvernement a maintenu un projet de budget expansionniste prolongeant les tensions sur les marchés financiers3. Ainsi, le spread italien fut en moyenne proche de 2,5 points jusque fin août 2019 qui vit la formation d’un nouveau gouvernement, toujours dirigé par Giuseppe Conte mais cette fois-ci avec le Parti Démocrate et sans la Ligue de Matteo Salvini4. On notera que la dette publique italienne est restée stable à 134 points de PIB en 2019 malgré cette politique budgétaire expansionniste et la hausse du spread5. Comparativement, la formation du gouvernement de Giorgia Meloni, le 22 octobre 2022, après les élections législatives de septembre n’a eu aucun effet sur le risque souverain Italien, ce qui s’explique sans doute par une hostilité moins marquée à l’égard des institutions européennes.

3 Voir « Dette italienne : plus de peur que de mal ? », Blog de l’OFCE du 16 octobre 2018.

4 Avant les élections, le spread était en moyenne de 1,4 point depuis fin décembre 2017.

5 Bien que l’écart de taux soit resté élevé sur l’année 2019, le taux moyen à 10 ans sur la dette italienne a baissé de 2,6 à 1,9 % ce qui a permis de réduire la charge d’intérêt sur la dette de 0,3 point de PIB.

6 Voir « ECB chief economist plays down need to intervene in French bond market », Financial Times, June 17 2024. https://www.ft.com/content/dba1a2bd-7fd5-4c0c-ab2a-56bcd2ac3f43

La hausse récente du spread de la France est modérée pour le moment. La situation pourrait évoluer selon le résultat des élections mais surtout selon les intentions du prochain gouvernement relativement à l’engagement européen de la France et sa crédibilité quant à la soutenabilité de la dette publique française. Il faut en effet noter que peu de temps avant la formation du gouvernement de Giorgia Meloni, la BCE s’est dotée d’un nouveau programme (Transmission Protection Instrument) lui permettant d’intervenir sur les marchés pour acheter des titres de dette ce qui permettrait donc d’éviter une flambée trop importante des spreads conditionnellement au respect du cadre budgétaire européen. Cependant, pour le moment l’activation de cet instrument n’est pas à l’ordre du jour pour la France si on en croit les commentaires récents du chef économiste de la BCE Philip Lane6.

Pour illustrer les risques financiers pour l’économie française que pourraient avoir une hausse durable du spread vis-à-vis de l’Allemagne, nous estimons le surcoût pour les finances publiques d’une telle hausse en prenant une fourchette comprise entre une hausse de 0,3 point (constatée aujourd’hui) et 1,1 point ce qui amènerait au niveau d’emprunt italien actuel. Selon nos calculs basés sur l’échéancier publié par le Trésor dans le dernier Programme de Stabilité7, une hausse durable du spread de 0,3 point sur la dette négociable conduirait à alourdir, toutes choses égales par ailleurs, la charge de la dette de 800 millions la première année, de 2 milliards la seconde, de 4 milliards en 2027 et de 10 milliards (0,4 point de PIB) à l’horizon de 10 ans. Et dans le cas, plus extrême, où la prime de risque de la France serait durablement équivalente à celle de l’Italie (ce qui correspond à une hausse du spread de 1,1 point), la charge de la dette augmenterait de près de 3 milliards la première année, de 7 milliards la seconde, de 15 milliards en 2027 et de 36 milliards (1,3 point de PIB) à l’horizon de 10 ans. Bien sûr, ces différents scénarios ne tiennent pas compte de la transmission possible de la hausse des spreads publics sur les autres compartiments de financement de l’économie, notamment du secteur privé avec une hausse possible des taux pour les entreprises et les ménages. En revanche, comme le montre le cas de l’Italie, la hausse du spread peut ne pas passer uniquement par une hausse des taux de la France mais aussi par une baisse des taux allemands, ce qui du coup n’aurait pas les mêmes effets sur le surcoût pour les finances publiques.

7 Programme de Stabilité de la France, avril 2024.