La question européenne dans les programmes

Par

Jérôme Creel

La question européenne intervient à deux niveaux dans l’analyse des programmes des trois grands blocs qui s’affronteront aux élections législatives 2024 : d’une part, quelle place est donnée à l’Union européenne dans les projets des différents blocs ? ; d’autre part, quelles seraient les conséquences budgétaires de l’application des programmes au regard des critères européens ?

Tableau 1: Indicateurs économiques de la France, prévisions
Indicateurs 2024 2025
Prog. stabilité Commission Prog. stabilité Commission
PIB en volume (%) 1.0 0.7 1.4 1.3
Solde public (% du PIB) -5.1 -5.3 -4.1 -5.0
Dette publique (% du PIB) 112.3 112.4 113.1 113.8
 Source : Fiscal Statistics Data, Commission européenne

1 La question européenne dans les programmes

Le RN a renoncé à sortir de la zone euro, et donc de l’Union européenne, depuis l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 2017. Le programme des élections législatives de 2024 ne fait pas exception et la question européenne est très peu évoquée, tout du moins de manière explicite. La seule mention qui y est faite tient en un slogan : « Défendre notre souveraineté et les intérêts de la France en Europe ». Rien de particulier ici dans la mesure où tous les Etats membres de l’UE défendent leurs prérogatives et leurs intérêts, n’ayant délégué à l’UE qu’un nombre restreint de prérogatives : la création monétaire et la gestion de l’euro (à la Banque centrale européenne), la politique agricole commune et la politique de concurrence (à la Commission européenne). Le programme du RN, sans mentionner explicitement l’Europe, mélange d’ailleurs ces deux politiques (agricole et de concurrence) dans un objectif de « lutter contre la concurrence déloyale dans le secteur agricole », impliquant éventuellement la concurrence déloyale au sein de l’UE, avec des Etats membres qui ne respectent pas les normes de production française (ainsi qu’il est écrit au point 13 du programme présidentiel du RN en 2022). Enfin, le programme du RN donne pour objectif de  « réduire drastiquement l’immigration légale et illégale » : en l’état, cet objectif semble incompatible avec les engagements de la France dans l’Union européenne (participation à l’Espace Schengen de libre circulation des personnes ou Pacte migratoire de 2024 qui, pour les demandeurs d’asile et en cas de vague migratoire massive, organise une solidarité entre les Etats membres) et porte en germe une renégociation des traités européens (qui débouchera uniquement en cas d’unanimité des Etats membres).

Le programme du NFP se distingue par ses mentions explicites à l’Europe et par ses positions tranchées qui, pour être suivies d’effets, nécessiteront une large convergence de vues et d’intérêts des autres Etats membres de l’UE. Le programme indique que « conformément à ce que nos groupes ont voté à l’Assemblée nationale, nous refuserons, pour l’application de notre contrat de législature, le pacte budgétaire, le droit de la concurrence lorsqu’il remet en cause les services publics et nous rejetterons les traités de libre-échange. » Le programme prévoit également de proposer une réforme de la politique agricole commune, sans autre précision1. Le programme propose un pacte européen pour le climat et l’urgence sociale, d’instaurer un protectionnisme écologique et social aux frontières de l’Europe, d’adopter un mécanisme d’harmonisation sociale par le haut entre les États pour mettre fin aux politiques de dumping social et fiscal, de réindustrialiser l’Europe (numérique, industrie du médicament, énergie, etc.), et d’instaurer une règle verte pour prioriser des investissements verts. Le programme donne aussi des indications sur le volet « recettes » : taxer les plus riches au niveau européen pour augmenter les ressources propres du budget de l’Union européenne et généraliser la taxation des superprofits au niveau européen ; enfin, passer au vote à la majorité qualifiée au conseil pour les questions fiscales dans l’espoir, sans doute (ce n’est pas explicite), de contourner les réticences d’Etats membres utilisant l’arme de la concurrence fiscale, tel l’Irlande. L’adoption d’une majorité qualifiée sur les questions fiscales implique une révision des traités européens à l’unanimité des Etats membres. C’est un préalable incontournable à la taxation des plus riches et à la généralisation de la taxation des super-profits au niveau européen. La modification du droit de la concurrence avec l’instauration d’un droit de monopole public implique d’aller au-delà des seuls monopoles publics portant sur la propriété des infrastructures (énergie, boucle locale pour les télécoms) pour lesquels des dérogations au droit de la concurrence sont possibles. Quant à l’intransigeance par rapport au Pacte budgétaire, les autres Etats membres pourront-ils l’accepter ?

1 Rappelons que la France est la première bénéficiaire de cette politique commune, percevant annuellement plus de 9 milliards d’euros – source : Ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire)

Le programme Renaissance tient jusqu’à présent en déclarations à la presse et en quelques slogans sur le site internet du parti. L’Europe n’y est pas mentionnée. Seul le « sérieux budgétaire » l’est, sans plus de détails. Au moins de manière implicite, le parti Renaissance reste pro-européen et sur une ligne moins réformatrice que les deux autres blocs (RN et NFP).

2 Les contraintes budgétaires européennes

Il n’aura échappé à personne que la Commission européenne a proposé, le 19 juin 2024, qu’une procédure en déficit excessif soit lancée contre la France et 6 autres Etats membres (dont la Belgique et l’Italie) pour non-conformité de son déficit public en 2024 avec la cible de 3 % inscrite dans le Pacte de stabilité et de croissance. Celui-ci fonde les règles budgétaires auxquelles doivent se conformer tous les Etats membres de l’Union européenne.

Cette annonce était attendue : l’adoption du nouveau Pacte de stabilité et de croissance le 30 avril 2024 n’attendait plus que son application. Or le Pacte indique qu’un Etat membre dont le déficit public dépasse 3 % de son PIB doit être soumis à son volet correctif après décision du Conseil de l’Union européenne.

Si la procédure en déficit excessif est lancée, le gouvernement français devra réduire son déficit structurel (donc corrigé des variations cycliques) d’au moins 0,5 point de PIB par an tant que le déficit total excèdera 3 % du PIB, et il devra soumettre en septembre prochain un plan à moyen terme budgétaire et structurel établissant le retour des finances publiques vers les cibles de 3 et 60 % du PIB pour le déficit et la dette publics, respectivement. Ce plan budgétaire portera sur une trajectoire de dépenses nettes (c’est-à-dire nettes de mesures discrétionnaires côté recettes budgétaires, mais aussi nettes des éventuelles dépenses cycliques d’indemnités-chômage).

Les prévisions présentées dans le programme de stabilité de la France en avril 2024 et celles de la Commission européenne se distinguent assez nettement en ce qui concerne le déficit public de 2025 (cf. tableau 1). La trajectoire de finances publiques inscrite dans le programme de stabilité n’a semble-t-il pas convaincu la Commission européenne. En outre, le déficit structurel prévu par la Commission à 4,9 % du PIB en 2025, donc au-delà du seuil de 1,5 % du PIB inscrit dans le Pacte de stabilité et de croissance, implique une surveillance du solde structurel primaire (le solde structurel hors charges d’intérêt) qui doit donc lui aussi s’améliorer d’au moins 0,4 point de PIB par an (ou 0,25 si la France poursuit des réformes).

Cette complexité ne doit pas masquer l’essentiel : passée en volet correctif du Pacte de stabilité et de croissance, les mesures budgétaires et fiscales du gouvernement français seront particulièrement surveillées et leur impact économique analysé.

Dans ses recommandations à la France, la Commission européenne insiste certes sur la baisse des dépenses nettes et du déficit public, mais elle va au-delà. Elle évoque ainsi une piste de réforme sur le plan fiscal, la poursuite des investissements dans la transition énergétique via les fonds européens alloués (Next Generation EU et REPowerEU) et une attention plus grande portée au secteur éducatif et à la formation. Sur le plan fiscal, la Commission européenne s’inquiète de la complexité et du manque éventuel d’efficacité des différents crédits d’impôts existants. Mettre fin à ceux qui sont inefficaces serait une source d’économies budgétaires. Sur le système éducatif, la Commission recommande d’améliorer les conditions de travail des enseignants, arguant qu’elle augmenterait sans doute in fine le capital humain, source d’amélioration de la productivité. 

Compte tenu de la nécessité de réduire le déficit structurel de la France en 2024 et 2025, les marges de manœuvre budgétaire semblent étroites. Cela peut expliquer des ambitions budgétaires amoindries du côté du RN, les propositions de ressources fiscales supplémentaires du côté du NFP pour atténuer l’impact sur le déficit public et la dette, et le « sérieux budgétaire » affiché par Renaissance.

Est-ce à dire qu’il n’y a pas d’alternatives ? Certainement pas. D’une part, passé le temps de la campagne, la chasse aux économies budgétaires peut être lancée. La Commission elle-même en propose. D’autres économies peuvent intervenir, en arbitrant en faveur d’un secteur (l’hôpital) au détriment d’un autre (la politique environnementale, pas au cœur du programme du RN). D’autre part, la confrontation avec la Commission européenne n’est pas impossible. Sa communication du 19 juin 2024 laisse entrevoir une fenêtre de négociations possible mais cette Commission ne sera sans doute pas reconduite avec les Commissaires actuels d’ici l’automne. Il faudra alors de l’intelligence politique pour qu’a minima l’orientation de la politique budgétaire aille dans la direction attendue par le Pacte de stabilité et de croissance, quitte à ce que le dénominateur du ratio dette sur PIB apparaisse plus important que le numérateur (la Commission use de cet argument lorsqu’elle promeut le renforcement de la productivité en France : en augmentant la croissance, le risque sur la dette publique se réduira).   

3 Notes complémentaires sur les programmes :

Rassemblement National  : (le programme du RN pour les législatives 2024 tient en une seule page et comprend 8 points sur les 22 du programme présidentiel du RN 2022)

  • Réduire drastiquement l’immigration légale et illégale et expulser les délinquants étrangers

  • Lutter contre la concurrence déloyale dans le secteur agricole

  • Défendre notre souveraineté et les intérêts de la France en Europe

Nouveau Front Populaire :

  • Mettre à l’ordre du jour des changements en Europe : 1. Refuser les contraintes austéritaires du pacte budgétaire ; 2. Proposer une réforme de la Politique agricole commune (PAC)

  • Europe • Refuser le pacte de stabilité budgétaire • Proposer un pacte européen pour le climat et l’urgence sociale • Proposer une réforme de la Politique agricole commune (PAC) • Mettre fin aux traités de libre-échange • Instaurer un protectionnisme écologique et social aux frontières de l’Europe • Adopter un mécanisme d’harmonisation sociale par le haut entre les États pour mettre fin aux politiques de dumping social et fiscal • Réindustrialiser l’Europe : numérique, industrie du médicament, énergie, etc. • Instaurer une règle verte pour prioriser des investissements verts • Taxer les plus riches au niveau européen pour augmenter les ressources propres du budget de l’Union européenne • Généraliser la taxation des superprofits au niveau européen • Modifier le droit de la concurrence en Europe pour garantir le droit de monopole public au niveau national • Passer au vote à la majorité qualifiée au conseil pour les questions fiscales

Conformément à ce que nos groupes ont voté à l’Assemblée nationale, nous refuserons, pour l’application de notre contrat de législature, le pacte budgétaire, le droit de la concurrence lorsqu’il remet en cause les services publics et nous rejetterons les traités de libre-échange.

(Certaines propositions me semblent impliquer une réouverture des traités européens (majorité qualifiée sur les questions fiscales), la modification du droit de la concurrence avec l’instauration d’un droit de monopole public et la fin des traités de libre-échange sont possibles mais l’intransigeance vis-à-vis de l’application des règles budgétaires décidées il y a peu (30 avril 2024) pourrait déclencher une forte opposition de certains Etats membres et rendre difficilement réalisables les autres éléments européens du programme)

Renaissance :

  • L’Europe n’est pas mentionnée. Le « sérieux budgétaire » est mentionné, sans plus de détails.